Déclaration de la FCH-rédaction: Nous nous réjouissons de pouvoir publier dans notre journal cette lettre commune, œcuménique, de femmes et d’hommes de différentes Eglises en Grèce, dont des universitaires connu-e-s, le doyen d’une faculté, une poétesse, une islamologue ainsi qu’un prêtre et membre du Conseil œcuménique des Eglises. Elle avait été adressée au Congrès des églises protestantes qui a eu lieu à Stuttgart, en Allemagne, du 3 au 6 juin derniers avec plus de 100.000 participant-e-s. Que cette lettre ouvre des portes et déclenche des nouveaux débats!
«Que le droit coule comme de l’eau, et la justice comme un ruisseau ne se tarissant jamais!» (Prophète Amos 5, 24)
Par des théologiens et théologiennes de Thessalonique, en Grèce
Thessalonique, mais 2015 – Nous nous adressons à travers cette lettre à tous ceux et toutes celles qui participent au Congrès des Eglises protestantes de 2015 (à Stuttgart), et à toutes les personnes inquiètes par la crise économique et ses conséquences dramatiques pour des larges parties de la population en Grèce. Nous recherchons le dialogue pour nous opposer ensemble à la propagande et aux humiliations des hommes et des femmes dans notre pays ainsi qu’à l’égard du gouvernement nouvellement élu, et pour faire la promotion d’une approche médiatique de la Grèce et sa politique qui soit orientée vers la justice et le bien commun.
«Den andechoume allo! … Nous ne pouvons plus supporter!» Sur fond d’un grand désespoir, la population de Grèce a exprimé un NON décidé à la politique du gouvernement sortant et aux conditions imposées par le Fonds monétaire international (FMI), les banques et les organes de l’Union européenne. L’alliance gouvernementale actuelle jouit jusqu’à aujourd’hui d’un soutien inhabituellement large dans la population.
«Peut-on vraiment faire confiance à ce nouveau gouvernement, inexpérimenté et de gauche?», nous demande-t-on à répétition. «Que s’est-il passé chez vous en Grèce, pour qu’on arrive à une telle crise humanitaire?» Nous souhaitons fournir quelques éléments de réponse à ces questions.
Nous partons du constat que cette crise est le produit d’un capitalisme agissant brutalement à l’échelle mondiale, dont les principes suprêmes sont l’appât du gain et l’exploitation des humains et de la création. Les droits humains, le bien commun, la sauvegarde de la nature et la paix ne font pas partie de cette conception. Le capitalisme est un système économique malfaiteur et qui relève du sacrilège, qui agit au détriment de l’homme, de la nature, de la société et de l’Etat, un système répandant de plus en plus de violence.
1. La situation des Eglises L’histoire de notre pays depuis la fondation de l’Etat-nation grec en 1830 est très mouvementée. L’influence des grandes puissances y a toujours joué un rôle important. La population a été marquée par un esprit majoritairement mono-culturel, national et orthodoxe. «Etre grec», jusqu’à récemment encore, signifiait forcément «être orthodoxe». Depuis les années 1990, notre société s’est néanmoins ouverte et a connu un développement plus pluraliste. L’immigration et la circulation des informations y ont aussi contribué.
Le gouvernement actuel et l’archevêque orthodoxe Hieronymus agissent dans le respect mutuel, face aux défis de la crise économique. Des efforts sont entrepris pour modifier les rapports entre l’Etat et l’Eglise, leur appliquant des règles nouvelles et démocratiques, en accordant les mêmes droits aux minorités. L’archevêque a assuré son soutien à ce que le patrimoine de l’Eglise contribue à la réduction de la dette. Des bâtiments d’église orthodoxes sont devenues, aux côtés de nombreuses institutions de la sociétés civile, des lieux importants de distribution de la nourriture aux pauvres, grâce à l’engagement de nombreux bénévoles et aux dons. «Nous ne pourrons pas supporter une autre réduction des retraites!», assure le métropolite Varnavas. Dans ses communautés, situées dans une banlieue populaire de Thessalonique, ce sont quotidiennement plus de 7.000 personnes à qui de la nourriture est fournie. Des Eglises minoritaires ne sont plus en mesure de financer les retraites de leurs prêtres et de faire face aux frais courants. Elles aussi effectuent des distributions de nourriture aux pauvres et des projets avec des réfugiés.
Ensemble avec des femmes et des hommes issus de la théologie et de l’engagement chrétien, nous en appelons énergiquement à toutes les Eglises de «mettre la main dans la roue pour arrêter sa marche» (selon les mots du pasteur Bonhoeffer). A côté de l’engagement charitable, des «soins procurés aux victimes écraées par la roue», elles doivent aussi redécouvrir leur tâche prophétique, et à l’instar des prophètes de l’Ancien Testament, elles doivent aussi dénoncer aujourd’hui les pratiques injustes des puissants au profit d’une petite minorité. Des hommes et de femmes de foi chrétienne doivent trouver leur place aux côtés des exploités, de ceux et de celles qui souffrent!
2. L’occupation nazie de la Grèce L’histoire perturbée de notre pays englobe aussi son occupation brutale, son pillage et la destruction par les nazis, ayant duré trois années et demie. Les plaies alors infligées n’ont jusqu’ici pas réellement été soignées et guéries. Surtout, depuis des décennies, elles sont rendues invisibles et ignorées. Les habitant-e-s de l’Allemagne ont été insuffisamment informés sur les atrocités innombrables commises par la Wehrmacht et les unités des SS, partout dans notre pays. (Note de la FCH-rédaction: Voir page 8.) Et leurs gouvernements ont contourné avec succès, jusqu’à aujourd’hui, une solution du problème «dettes de réparations et emprunt de guerre forcé», usant de manœuvres diplomatiques et sans écouter le petit partenaire Grèce. Le fait qu’un historien allemand, le Professeur Hagen Fleischer, ait publiquement qualifié ces manœuvres tactiques des gouvernements allemands successifs de «complètement immoral(es)» a été vécu ici, par beaucoup de femmes et d’hommes, avec soulagement. La Communauté juive de Thessalonique se bat, ensemble avec l’initiative «Zug der Erinnerung / Train de la mémoire» (http://www.zug-der-erinnerung.eu), pour que le coût du transport vers les camps d’extermination – qu’on avait fait régler payer aux 46.000 personnes juives concernées elles-mêmes – soit remboursé par le successeur juridique du «Reichsbahn» (Chemin de fer du Reich) allemand de l’époque: la Société anonyme Deutsche Bahn. Nous soutenons pleinement cette revendication.
Nous sommes témoins d’initiatives venant d’Allemagne, agissant passionnément et énergiquement pour la réconciliation et pour faire guérir les plaies anciennes. Nous accusons cependant le gouvernement allemand, du fait qu’il effectue toujours des contorsions et des manouvres pour échapper à toute clarification morale et juridique. Nous critiquons le fait que, suite au discours du président fédéral allemand Joachim Gauck – évoquant une indemnisation – et de la chancelière Angela Merkel, marquant vaguement son accord, le porte-parole du gouvernement fédéral ait ensuite tout ramené dans le flou. Ce traitement fait mal, surtout à ceux et celles qui ont vécu ces atrocités, eux-mêmes ou à travers leurs familles ! Cette clarification empêchée empoisonne le climat entre les habitant-e-s de nos deux pays. Le nouveau gouvernement grec est le premier à aborder la question des dettes de la Seconde guerre mondiale de façon publique, entre autres à travers une commission parlementaire, et qui veut contribuer à ce que les faits historiques soient enfin mus sur la table.
Nous plaidons, nous aussi, pour des accords mutuels entre nos deux pays et pour une clarification juridique propre. Nous demandons surtout aux directions des Eglises en Allemagne de soutenir ces demandes.
3. La dette de la Grèce Nous ressentons certains propos politiques et médiatiques comme arrogants et inappropriés, lorsque la dette élevée de notre pays est pointée avec un index brandi dans l’air. Il faut cesser de suggérer à la population allemande que ce seraient les hommes et les femmes en Grèce qui seraient seuls responsables de la dette grecque, parce qu’ils auraient vécu au-dessus de leurs moyens. Oui, de nombreuses personnes ont ici vécu avec des crédits, avec des gains spéculatifs réalisés en Bourse et avec des subventions. Nombre de personnes se sont laissées happer par une consommation frénétique. Mais, d’une part, ce n’est guère le cas des gens « simples » et de la majeure partie de la population. D’autre part et surtout, une telle avidité est bel et bien une partie intégrante du système économique dominant et de sa folle recherche de croissance.
Nous observons que la politique d’Austérité, menée partout – conjointement avec l’union monétaire de l’euro -, suscite des excédants d’exportation dans une poignée de pays riches et de l’endettement dans les pays plus pauvres du Sud de l’Europe. Ainsi une inégalité de plus en plus forte est créée entre les différents pays, comme entre les personnes. Par cette politique, en Grèce, des femmes et des hommes sont poussés vers la pauvreté extrême (qui touchait, en 2014, 11 % de la population), en dessous du seuil de pauvreté (34 %) et mis au chômage (27 %); des enfants scolarisés – 700.000 d’entre eux – souffrent de malnutrition, et 60 % des jeunes sont réduits au chômage sans chance de s’en sortir. Plus de 6.000 hommes et femmes se sont suicidés en raison de leur endettement élevé. Les médecins des hôpitaux publics descendent dans la rue parce qu’ils ne peuvent plus garantir les soins aux malades. Partout c’est le manque de personnel, il manque des fournitures de base telles que des pansements, des produits d’hygiène et du linge de lit. Ces jours-ci, les dernières réserves de notre Etat sous forme d’aides d’urgences, fonds de secours des caisses de retraite et des communes sont ramassées… non pas pour mettre fin à ces pénuries et ces urgences, mais pour pouvoir honorer les obligations envers le FMI et les banques!
Libérez les habitant-e-s de l’Allemagne de la peur répandue qu’avec le fruit de leurs impôts, ils doivent combler les dettes des Grecs et des Grecques! Expliquez-leur que leur pays tire, jusqu’ici, un bénéfice énorme de l’endettement des autres et de ses propres excédants d’exportation. A combien se chiffrent les taux d’intérêt que l’Allemagne a dores et déjà tiré des nombreux pays endettés? Si les Allemand-e-s ont eu à régler quelque chose à travers leurs impôts, jusqu’ici, c’était rien d’autre que ces factures de plusieurs milliards d’euros que les politiques ont volontiers dressées pour «sauver» les banques qui avaient perdu à force de trop spéculer.
Nous soutenons l’idée d’un audit de la dette, comme la « commission de vérité » du parlement grec (www.GreekDebtTruthCommission.org) est en train de le mener. Nous plaidons pour une conférence internationale sur la dette grecque, comparable avec la Conférence de Londres sur les dettes de 1953 lors de laquelle une majeure partie de la dette allemande a été effacée. La Grèce a alors signé l’accord résultant de cette conférence, et ainsi contribué au désendettement de l’Allemagne fédérale d’après-guerre. De cette façon, tous les signataires ont permis à l’Allemagne largement détruite de prendre un nouveau départ.
4. Le danger fasciste et d’extrême droite Une politique fondée sur les inégalités prépare le terrain du nationalisme et du fascisme. Nous entendons évoquer des manifestations importantes en Allemagne, dirigée contre « l’islam », contre les étrangers et les réfugiés. Dans notre pays, nous sommes très inquiets et inquiètes sur la croissance du parti fasciste, qui constitue actuellement la troisième force au parlement grec et compte aussi des sympathisants dans les rangs de la police, de l’armée et aussi dans ceux de l’Eglise orthodoxe. Depuis la Seconde guerre mondiale, ces forces, qui ont collaboré avec les nazis, ont systématiquement construit leurs structures, et elles les ont bétonnées pendant les années de la dictature militaire de 1967 à 1974. Mais elles ont été aussi tissé des réseaux avec des forces fascistes en Allemagne. (Note de la FCH-rédaction: Voir page 4.) En conséquence, nous devons rester vigilant-e-s et décidé-e-s à démasquer et combattre tous les agissements antidémocratiques, toujours d’actualité, et réclamer encore et encore une culture démocratique ainsi que le respect de la dignité humaine de tous et de toutes. En ce moment, un procès est en cours contre des dirigeants du parti fasciste, accusés d’avoir formé une entreprise criminelle. Nous alertons contre la possibilité de voir de telles forces – après une implosion de l’Etat, imaginable – exploiter la colère de la population et d’inciter à la violence et aux exactions. Celles-ci ne seraient alors plus contrôlables et mettraient en péril la démocratie dans toute l’Europe. A de nombreuses reprises, il a été observé que la Grèce se trouve dans une situation géographique extrêmement sensible.
Nous plaidons pour une société pluraliste et pacifique!
5. «Gouvernement de gauche» et démocratie Ce nouveau gouvernement ne peut agir qu’avec la participation active de la société civile et avec son soutien, en revenant sans cesse vers celle-ci, pour construire avec succès une société plus juste et solidaire en Grèce. L’essentiel des mesures que ce nouveau gouvernement a entreprises dans les premières semaines après sa formation ont visé à la satisfaction de besoins sociaux élémentaires et à la diminution de la détresse la plus extrême. Un gouvernement qui se serait revendiqué de principes chrétiens, dont l’amour du prochain, n’aurait guère agi différemment. Mais nous sommes témoins de la façon dont les bailleurs de fonds – Union européenne et FMI – augmentent toujours plus la pression énorme qui pèse sur le gouvernement et sur la société, en vue de continuer la politique de la Troïka (dont l’échec est patent) à travers des nouvelles baisses des retraites, une nouvelle augmentation de la TVA et de nouvelles privatisations. Ainsi, en même temps, les efforts pour tendre vers la justice sociale sont détruits, et la petite fleur de l’espoir porté sur un élan démocratique est écrasée.
Dans notre pays, un gouvernement de gauche n’est pas automatiquement «suspect». Il a toujours existé des liens entre des gens de gauche, communistes et socialistes d’un côté et des chrétien-ne-s de l’autre côté. Contre l’occupation nazie, des prêtres ont combattu du côté de la Résistance. Des prêtres, des théologiens et des hommes et femmes de conviction chrétienne se sont ouvertement revendiqués d’un communisme ou socialisme à visage humain. Même si des représentants de l’Eglise orthodoxe ont souvent pactisé avec les élites conservatrices, il y a néanmoins dans cette Eglise et dans son milieu des personnes de conviction démocratique et socialiste. La Faculté théologique de l’Université de Thessalonique a organisé, en janvier 2013, une grande conférence ayant pour sujet: «L’Eglise et la gauche.» Presque la moitié des membres du Synode sacré de l’Eglise orthodoxe y a participé. Ayant à l’esprit qu’une «politique capitaliste tue» [1], des initiatives chrétiennes rencontrent bon nombre de celles de la société civile.
Il nous tient à cœur de soutenir ces initiatives et de les coordonner, aussi au-delà de nos frontières. C’est pour cela que nous vous adressons notre lettre. Nous vous demandons cordialement de tenir compte, dans vos communautés, synodes, commissions et dans vos académies, de nos observations et de nos demandes et d’y réfléchir. Nous nous réjouissions d’avance de vos futures visites en Grèce!
Agissons ensemble pour une Europe solidaire et humaine!
Professeur Miltiadis Konstantinou, Pr. Dimitra Koukoura, Pr. Christos Tsironis, Pr. Stylianos Tsompanidis, Dorothee Vakalis-Fölster (prêtre retraitée)., Sotiris Mpoukis (Maître en théologie/M.Th.), Pr. Nikolaos Maghioros, Pr. Niki Papageorgiou, Pr. Angeliki Ziaka, Anastasia Gkitsi (M.Th.), Dr. Fotios Diamantidis, Pr. père Ioannis Skiadaressis, Pr. Panagiotis Yfantis
Contact: thessalonicherbrief2015@gmail.com
[1] Voir aussi les document du Conseil oecuménique des Eglises à Genève, tels que «Une économie au service de la vie» ou «Pèlerinage de la justice et de la paix» ainsi que Lettre apostolique «Evangelii Gaudium» du pape François; et les rapports sur la Grèce, impressionnants mais ayant trouvé peu déco, de l’expert ONUsien Cephas Lumina, nommé expert «pour les effets de la dette extérieure des Etats sur la pleine jouissance des droits humains».