Werner Rügemer
Les armées états-unienne et britannique ont démantelé, après 1945, la résistance antifasciste, très forte en Grèce: il fallait empêcher qu’elle arrive au gouvernement. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont soutenu, au nom de la lutte anticommuniste, d’anciens collaborateurs grecs des nazis et ont instauré, avec leur aide, la monarchie en 1949.
Les Etats-Unis ont constitué en Europe de l’Ouest un bloc d’Etats et d’économies « pour faire front au communisme ». Les outils les plus importants pour y arriver étaient le plan Marshall ainsi que l’OTAN. La Grèce est devenue membre de l’OTAN en 1952. Il s’agissait de la transformer en poste avancé au Sud des nouveaux Etats socialistes du bloc soviétique et de la Yougoslavie de Tito. Les moyens financiers du plan Marshall (1947 à 1952) ont été versés au gouvernement grec, sous la condition que le système politique, les syndicats et l’administration publique soient nettoyés des communistes, socialistes et apparentés.
Mais la résistance démocratique ne se laissait pas totalement réprimer, dans la durée. En 1967, planait la «menace» d’une victoire électorale de l’alliance de gauche modérée «Union du centre». La CIA et l’OTAN, à travers le «Plan Prométhée», aidèrent des généraux et officiers grecs à fomenter un putsch et à instaurer un régime de type fasciste. Il se présentait avec un discours chrétien et nationaliste, se mettant en scène comme «le sauveur de le nation hellénique». Des opposants furent torturés et emprisonnés sur l’île de Jaros, transformée en camp de concentrations. Des licences de taxi ne furent accordées qu’à condition que les chauffeurs de taxi s’engagent à servir de mouchards pour la police.[1]
Avec la CIA et l’OTAN, des entreprises états-uniennes firent leur entrée. Le magnat d’affaires américain Tom Pappas – cet émigré grec avait initialement porté le nom de
Papadopoulos, qu’il avait ensuite américanisé – était un nom personnel des présidents états-uniens Dwight D. Eisenhower, Lyndon B. Johnson et Richard Nixon. Il était en même temps un agent de la CIA. Dès avant le putsch en Grèce, il construisait une flottille de navires cargos – exonérée d’impôts – et il plaça le groupe pétrolier Standard Oil of California, appartenant au groupe Rockefeller, sur le marché grec. A l’aide du gouvernement des putschistes, Pappas faisait construire des usines d’embouteillage de Coca-Cola, avec des licences d’approvisionnement du marché pour les pays du Proche Orient.[2]
Le gouvernement travailliste britannique avait demandé, suite au putsch, d’exclure la Grèce de l’OTAN et du Conseil de l’Europe. Des entreprises britanniques perdaient des marchés. Mais le gouvernement de l’Allemagne fédérale sous Kurt Georg Kiesinger (CDU) et Willy Brandt (SPD), dont le très droitier Franz-Josef Strauß (CSU) était le ministre de la Défense, fournit un soutien actif aux entreprises ouest-allemandes pour qu’elles reprennent les marchés perdus par leurs concurrents britanniques. Les groupes allemands de Siemens, AEG, Dornier, Demag, des chantiers navals allemands et la brasserie de bières Henninger basée à Francfort obtenaient des commandes et le droit d’ouvrir des filiales.[3] Le système de corruption alors installé, et cultivé pendant des décennies ensuite, a été documenté surtout dans le cas du groupe Siemens. Ce dernier a régulièrement financé et le parti «socialiste» PASOK et le parti «chrétien» (conservateur) Nea Demokratia, même quand l’un ou l’autre de ces partis était dans l’opposition, vu qu’il était prévisible et convenu d’avance que le prochain gouvernement n’allait être constitué que par l’un ou l’autre de ces deux partis.[4]
Pendant la période du fascisme – de 1967 à 1974 – et après, les militaires grecs ont été armés, indépendamment de la couleur du gouvernement «démocratique» en place. Jusqu’à aujourd’hui, la Grèce garde un budget de la Défense qui est à peu près deux fois plus élevé que celui d’autres pays membres de l’Union européenne, proportionnellement au nombre d’habitant-e-s. La Grèce constitue le plus grand importateur d’armement dans toute l’Europe. Elle importe p.ex. des avions «Rafale» du groupe français Dassault et des «F 16» du groupe Etats-Unis Lockheed Martin, des chars en provenance d’Allemagne (du groupe Krauss-Maffei Wegmann) et des sous-marins (du groupe allemand Thyssen-Krupp/des chantiers navals Howaldtswerft). Les gouvernements allemands et français exerçaient et exercent des pressions pour obtenir le paiement de ces livraisons d’armes en temps et en heure, y compris après le début de la crise financière en 2008.
A ce niveau, des dirigeants militaires, des hommes politiques et des groupes économiques ont constitué un réseau de corruption très dense. Dès 2013, le ministre de la Défense grec
Akis Tsochatzopoulos a été condamné, ensemble avec 16 parents et proches collaborateurs, pour avoir reçu 55 millions d’euros de commission lors de l’achat de sous-marins allemands; une partie des commissions ayant été redistribuée à des centaines d’officiers grecs. En 2014, le groupe allemand Rheinmetall Defence Electronics (qui produit des missiles anti-aériens) a payé 37 millions d’euros d’amende pour des versements illicites avérés effectués en Grèce.[5]
Mais ce n’est que sous le gouvernement de Syriza que la justice a pu prendre son élan, pour rouvrir des vieux dossiers avec un nombre important d’accusés.[6] Il ne s’agit pas que d’obtenir des condamnations pénales, mais aussi des dommages et intérêts.[7] La Justice enquête entre autres contre les groupes Eurocopter (qui fabrique des hélicoptères), STB Atlas Electronics et Krauss-Maffei Wegmann. Des managers de certaines entreprises comme le groupe Siemens et Ferrostaal ont déjà été condamnés en Allemagne, mais la justice grecque rouvre les dossiers pour déterminer la responsabilité de leurs complices grecs.
La course à l’armement grecque n’a donc rien à voir avec les intérêts bien compris de la Grèce. Elle lui a été dictée de l’extérieur. De tels achats d’armement sont plus chers que nécessaires, puisqu’il n’y a pas de marché transparent. Ils sont encore renchéris par les paiements de commissions à des responsables grecs, et des rétrocommissions versées à des managers allemands. Au total, ça triple les sommes en jeu. Et cela constitue l’une des causes de l’endettement de l’Etat grec.
Parmi les «réformes» et «mesures d’économies» demandées par la Troïka – constituée par le Fonds monétaire international (FMI), la Banque centrale européenne (BCE) et la Commission européenne – ne figure aucune réforme de l’armée grecque, et aucune réduction du budget de la Défense.
[1] Cité d’après les articles: «Griechenland. Sieben Jahre Jucken» paru dans «Der Spiegel», numéro 13/1974 et «Griechenland – Anatomie einer Diktatur», dans «Der Spiegel» numéro 40/1968.
[2] Cité d’après l’article «Griechenland. Pappas: Prost auf P & P», paru dans «Der Spiegel» numéro 38/1968.
[3] Cité d’après l’article: «Griechenland. Handelsrepressalien, Rache für Rüge», publié dans «Der Spiegel» numéro 32/1968.
[4] Transparency International: «Der Korruptionsfall Siemens», publié à Baden-Baden, 2009.
[5] Article «Rheinmetall zahlt 37 Millionen Euro Strafe», publié dans le quotidien économique allemand «Handelsblatt» du 10 décembre 2014.
[6] Article «Ex-Siemens-Manager müssen in Athen vor Gericht», publié dans le quotidien «Handelsblatt» du 10 mars 2015.
[7] Article «Griechische Regierung fordert hunderte Millionen von deutschen Rüstungsfirmen», publié dans le journal «Huffington Post» du 23 mars 2015.